je viens de lire cet article ..... qu'en pensez vous ???
http://regard.ro/fr/mihailescu.vintila.htmlVintila Mihailescu
Au cœur des RoumainsEn ouverture de ce dossier spécial sur la psychologie des Roumains, Regard a voulu d’abord interroger un expert de « l’homme roumain » avant de s’atteler à en décrire les différentes facettes. D’où viennent les Roumains ? Comment ont-ils évolué ? Quels sont leurs principaux traits de caractère ? Vintila Mihailescu, grand anthropologue et directeur du Musée du paysan roumain, a très gentiment répondu à nos questions. Entretien éclairant qui replace pas mal d’idées reçues.
Regard : Quelle est la première chose qui vous vient à l’esprit quand on vous demande de décrire la psychologie des Roumains ? Vintila Mihailescu: Ce n’est pas le poème Miorita, pour sûr !... Tout d’abord, proportionnellement à sa taille, il faut rappeler que la Roumanie est le plus grand pays rural et agricole d’Europe. Nous sommes encore une société paysanne, c’est la première chose à prendre en compte dans l’analyse de la psychologie des Roumains. La nation roumaine s’est construite autour du paysan, et non pas autour du citoyen comme en France. Le paysan n’est pas seulement majoritaire, il est l’incarnation de l’âme du peuple roumain. Les plus grands écrivains se sont d’ailleurs appuyés sur cette culture populaire traditionnelle. Démographiquement et de façon symbolique, on peut dire que le paysan est la représentation même de la nation roumaine.
Regard : Qu’a-t-il de spécifique ce paysan ?V.M.: Il n’y a rien de vraiment spécifique au paysan roumain, il porte simplement les particularités d’une société paysanne. En premier lieu, l’oralité. La Roumanie est une société de l’oral, et non pas de l’écrit comme en Occident. Cela fait une grande différence. D’autre part, c’est une civilisation du bois et non pas de la pierre, cela fait là aussi une très grande différence. Vivre dans de la pierre ou dans du bois, ce n’est pas la même chose. Sans rentrer dans le symbolique, ces deux matières ont des temporalités différentes. La pierre, ça dure ; le bois, ça ne dure pas. Une maison en pierre tient debout pendant des siècles, une maison en bois s’écroule après trois générations, et il faut la reconstruire. Ainsi, rien n’a de véritable continuité, le Roumain est habitué à tout reprendre depuis le début, cela explique certains comportements. Comme celui des politiques, par exemple. Chaque nouveau ministre ne prend pas en compte ce qui a déjà été fait, il veut tout refaire depuis le début lui-même.
Pourquoi n’y a-t-il pas d’écoles d’art ou de sciences de longue date en Roumanie ? Parce qu’après la mort du « penseur-fondateur », tout disparaît, il n’y a pas de suite. La culture roumaine est essentiellement éphémère, basée sur la beauté de l’éphémère. Notre créativité vient aussi de là, une créativité qui peut être surprenante mais qui ne dure pas. L’idée de planifier, de prévoir, n’est pas habituelle. Tout se passe dans la fondation et l’immédiat.
Regard : Y a-t-il une raison d’ordre plus social à ce trait de caractère ? V.M.: Oui, cette société paysanne n’a pas eu le même Moyen-âge qu’en Occident, elle n’a pas connu le système aristocratique, cette noblesse dynastique, généalogique qui se reproduit par le droit coutumier, avec la primogéniture, où le premier né perpétue la lignée familiale. Ici, quand on a dix enfants, tout se divise entre les dix, l’idée de généalogie n’existe pas. Elle est seulement mythique, c’est celle du héros éponyme qui a bâti le village, c’est la légende qui fait partie du folklore, mais rien de plus. La plus petite noblesse de campagne en France ou en Italie aura tout bien préservé de la lignée familiale de génération en génération, et ce par écrit. Ici, pas de mémoire écrite, tout n’est que contes, légendes.
Regard : Les enfants n’héritaient même pas des propriétés terriennes de leurs parents ? V.M.: Les villageois se partageaient les terres mais celles-ci restaient aux mains de la communauté. Au début du 20ème siècle encore, la loi foncière stipulait qu’une personne juridique devait être une communauté et non pas un individu. On donnait la terre à la communauté qui ensuite la répartissait. Il n’y a donc pas eu de lien direct entre l’individu et sa propriété.
Regard: Cela a-t-il engendré un certain sens de la collectivité ? V.M.: Non, pas du tout, car communauté et collectivité sont deux choses différentes. Chaque maison, chaque famille recevait son lopin de terre selon les règles communes. Entre la collectivité et l’individu, il y a surtout la famille. La famille est quelque chose de très important, c’est l’unité symbolique, de production, de consommation, et l’individu n’en sort pas. Autre chose, pour revenir à la maison, qui est en bois, elle était constituée, et même encore aujourd’hui, de deux pièces, trois maximum. Parents, enfants, grands-parents, tous dorment dans la même chambre. Ce qui a bien évidemment des implications fortes au niveau psychologique.
Regard : Au-delà du village et de sa structure, par quoi les Roumains ont-ils été influencés dans leur façon d’être, y a-t-il une civilisation qui les a particulièrement marqués, l’empire ottoman ? V.M.: Oui, bien sûr. Mis à part pour la Transylvanie qui fut sous l’emprise austro-hongroise, et cela fait une grande différence. Jusqu’au 19ème siècle, pendant plus de cinq siècles, les Turcs ont dominé la Valachie et la Moldavie, qui furent tributaires de l’empire ottoman. Mais à partir du moment où le tribut était payé, il n’y avait pas de problème. On ne peut pas vraiment dire que les Turcs aient influencé culturellement les Roumains, c’était simplement une relation de dominant à dominé. Ceci dit, le Roumain a gardé en lui ce côté tributaire dans sa relation avec le pouvoir. Sous le régime communiste, ce fut la même chose. À l’époque, en parlant avec des paysans, on se rendait compte qu’ils acceptaient les directives du parti parce que c’était comme ça, et que cela allait certainement changer demain. Donc, pourquoi s’en faire ?
Regard : Quelque chose qui les aurait davantage marqués ? V.M.: Évidemment, les relations avec les autres pays limitrophes, ce que l’on pourrait dénommer le balkanisme, non pas au sens politique, mais à travers le commerce, les transhumances, etc. Nous partageons avec beaucoup de pays du sud-est de l’Europe la religion orthodoxe, l’héritage byzantin. Ce que les Turcs n’ont pas empêché, contrôlé certes mais pas interdit. Plus qu’une culture singulière, cela a engendré un folklore que nous partageons à beaucoup d’égards avec la Bulgarie, par exemple. Quoi qu’il en soit, on a trop tendance à vouloir définir le Roumain, alors qu’il y en a plusieurs. Moldaves, Valaques, Transylvains sont très différents pour des raisons historiques, et pas seulement. Il ne faut pas oublier que la Roumanie d’aujourd’hui n’a pas plus d’un siècle. Pour les habitants de la région d’Ardeal par exemple, l’influence allemande a été la plus forte. Les Saxons ont apporté une tout autre organisation sociale, basée sur une répartition rationnelle du territoire, entre voisins, et non plus liée à la seule unité familiale. Il n’y a pas de comparaison avec ce qui se passait à l’est du pays. Les Transylvains ont pris goût à cette façon beaucoup plus rationnelle d’organiser la société, plus tempérée, influencée par le protestantisme.
Regard : Comment définiriez-vous les Roumains d’aujourd’hui ? V.M.: C’est évidemment une mission impossible que de vouloir les définir en quelques points. Ce que l’on peut dire, c’est qu’il y a une plus grande diversité de caractères que sous le communisme. Concernant le monde rural, si pendant le communisme on pouvait parler grosso modo du village roumain, il faut maintenant parler des villages roumains. Il peut y avoir aujourd’hui des disparités de plusieurs siècles entre deux villages qui sont à vingt kilomètres l’un de l’autre. Même chose en ville, où les différences se sont creusées, mais ce n’est pas spécifique à la Roumanie. Par ailleurs, il y a désormais une classe moyenne qui est transférable, présentant les mêmes caractéristiques en termes de quotidien, d’habitudes, que n’importe quelle autre classe moyenne à l’Ouest. Cela n’a rien de surprenant, c’est le phénomène de la mondialisation. Ceci étant, on peut remarquer une particularité chez le Roumain d’aujourd’hui qui vient de ce dont nous parlions précédemment : cette incapacité à planifier, cette impatience. Il faut être sur le coup parce qu’on ne sait jamais ce qui va se passer ; cela génère une certaine agressivité, un côté brusque.
Regard : L’entrepreneur étranger se plaint souvent du manque d’initiative, de prise de responsabilité des Roumains. Cela est-il exclusivement dû au passé communiste ? V.M.: Pas seulement, cela remonte aussi à l’époque ottomane. Comme nous le disions, les Roumains ont été tributaires d’un pouvoir extérieur, ils ont été soumis, dominés, et ne se sont pas mêlés au pouvoir tant que celui-ci leur a laissé faire plus ou moins ce qu’ils voulaient.
Regard : Vous ne dites cependant à aucun moment que les Roumains sont complexés… V.M.: Non, car je ne crois pas que les Roumains soient complexés. Ce serait plutôt les intellectuels qui sont complexés, mais pas les Roumains en général. En découvrant d’autres pays, les intellectuels se sont rendu compte qu’ils venaient d’une « culture mineure ». Et que fait-on avec une culture mineure ? Parfois, elle peut être très belle de par sa jeunesse, sa fougue, sa créativité ; d’autres fois, cela peut être minable. On est quelque part dans l’ambiguïté de l’adolescence. Mais les Roumains au sens plus général ne sont pas complexés. Seulement vis-à-vis de l’étranger, sans doute, mais ce n’est pas spécifique à la Roumanie, c’est toujours le cas entre un pays pauvre et un pays riche. Et ils ne sont pas non plus fatalistes, leur attitude vient avant tout de leur nature paysanne, qui partout dans le monde croit à un ordre cosmique originel et s’y soumet.
Regard : Sur quoi se base la confiance ? V.M.: La confiance vis-à-vis d’autrui doit se baser sur un rapport humain, et non pas contractuel. Parce que les Roumains ne croient pas aux institutions. La confiance se travaille, il faut passer du temps ensemble, manger, boire…
Regard : La plus belle qualité des Roumains ? V.M.: Précisément, ils savent « perdre leur temps », ou plutôt le savourer. Il y a d’ailleurs une expression en roumain ; quand on demande à quelqu’un ce qu’il fait, il peut répondre : « Pierd putin timpul » (je perds un peu mon temps, ndlr), ce qui serait une boutade en français, mais ne l’est pas en roumain. Même chose avec le verbe « a petrece », faire la fête, mais aussi « passer le temps ». On doit savoir jouir du temps, et ne pas s’en faire s’il passe. C’est l’art de perdre son temps, pour le meilleur ou pour le pire. Car de toute façon rien ne dure.
Il y a aussi une autre notion qui est singulière, c’est celle du corps. Je citerai l’exemple de ce noble français du 19ème siècle qui dans ses correspondances décrivaient déjà le côté sauvage et bordélique des rues de Bucarest. Il disait se sentir alors libéré, que son corps respirait enfin. Je crois qu’il se passe toujours la même chose encore aujourd’hui. Un Occidental qui vient en Roumanie ressent cette possibilité de se laisser-aller physiquement et de ne plus répondre aux principes de tenue (et de « civilité ») exigés chez lui. C’est le fantasme du balkanisme, que le corps est resté sauvage, donc libre. Mais je ne sais pas si c’est vraiment une qualité. La possibilité de savoir goûter au temps en est par contre certainement une.
Propos recueillis par Laurent Couderc